De New-York à Montréal à… bicyclette.

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(suite et fin) Septembre 73. Ça y est, nous sommes sur le départ. Nous avons laissé deux valises qui voyageront en bus jusqu’à la ville frontière de Champlain, entre l’État de New-York et le Québec. Elles contiennent nos effets personnels, essentiellement des vêtements, des chaussures, quelques livres aussi. Nous appendrons, mais trop tard, que l’une d’elle contenait autre chose. Demain matin, nous rendrons les clefs et enfourcherons nos vélos pour une grande virée vers le Nord.



- New-York city, 1973 -

Sur nos vélos, nous avons pris le minimum du minimum pour un parcours aussi long et aléatoire. Un sac de couchage en duvet accroché derrière la selle et une sacoche au guidon pour Denise. Mon porte bagage me permet de me charger un peu plus. Avec le recul, je me demande encore comment nous avons pu mener à terme ce voyage avec si peu. 


- New-York, 99th street ouest -


- NYC, 1973 -

Nous laissons derrière nous l’appartement du West Side… Story et nous nous dirigeons vers le nord sur Broadway. Nous traversons Harlem et le Bronx. Depuis le Pelham Park Bay, nous logeons le rivage. Mais la circulation est affolante. Nous passons Nouvelle-Rochelle. Arrivés à Mamaroneck, nous nous décidons à prendre le petit train pour nous rendre à Westport dans le Connecticut, chez nos amis Maurice, Françoise et leurs deux filles. L’accueil est toujours aussi chaleureux et nous nous remettons vite de nos émotions. 


- la famille Brunel, Westport, Connecticut -

Maurice est un homme du sud de la France. Il a travaillé à la Comex, société marseillaise spécialisée dans le monde sous-marin qui exporte le savoir faire français dans toutes les mers du globe. Le siège social de sa nouvelle boîte est à NY mais son travail d’ingénieur l’amène à beaucoup voyager. Françoise confie à Denise qu’elle regrette leur vie à Santa Monica. Un éternel été ou presque, à deux rues de la plage où elle joue quotidiennement au volley-ball. Leurs deux filles toutes blondes sont devenues de vraies californiennes. Ici, entre entretenir cette immense maison, s’occuper des enfants… elle se sent isolée, limite dépressive. La libido en baisse, elle s’interroge… Pour détendre l’atmosphère, nous lui avouons qu’on a bien failli faire brûler leur maison. Ils nous l’avaient laissé tout un long week-end. Nous avions mis de l’huile dans une poêle pour je ne sais quelle préparation culinaire. Et l’huile avait pris feu. Le temps d’ouvrir la porte de la cuisine et de jeter l’huile dans l’herbe, une fine pellicule de suie s’était déposée sur tous les murs, les meubles et même à l’intérieur. Nous avons donc passé une grande partie de la journée à laver la cuisine de fond en comble...


- Westport, chez les Brunel -


- Westport, Long Island sound

Nous n’avions donc fait depuis New York que 25 miles en vélo mais, vu la trouille que nous avions eu, disons qu’ils comptent double... Le véritable voyage commence aujourd’hui. Nous faisons nos adieux à nos amis. Trente cinq miles plus loin nous nous arrêtons à Brigewater. Quelques maisons dispersées autour d’un unique magasin. Nous couchons en rase campagne. La prochaine étape nous conduit, toujours dans un décor rural et plat, à longer la rivière Housatonic jusqu’au village éponyme, 58 miles plus loin situé dans le Massachusetts. Les routes à deux larges voies sont bien entretenues. Il y a de longues lignes droites et le vert des forêts commence à céder aux couleurs de l’automne des indiens… Nous mordons maintenant dans l’État du Vermont et la forêt se densifie lorsque nous approchons de Bennington. Bref arrêt à Henry Market pour nous ravitailler en Cheddar et en cottage cheese. Le soleil disparaît de l’horizon lorsque nous arrivons à Shaftsbury. Seul un panneau et un magasin nous apprennent que nous sommes bien dans la rue principale. Nous bivouaquons non loin de là, ni vu ni connu. 


- mon vélo Peugeot, Vermont- 1973 -

Quelques biscuits et une poignée de granola maison en guise de petit déjeuner et nous voilà en selle. Ça commence doucement à grimper. De chaque côté de la route, les arbres sont hauts et nous sommes toujours aussi seuls. Un peu plus de six heures plus tard, nous nous arrêtons près de Gifford Woods State Park situé aux pieds de Pico Peak (1200 mètres d’altitude, autant dire de la montagne à vaches...) pour passer la soirée. Le soleil disparaît tôt et dicte notre emploi du temps…

Réveil à l’aube. Le temps se couvre et la température de l’air baisse sérieusement. Nous mettons sur nous tous les vêtements que nous avons. Nous allons vers le nord en suivant les indications de la carte récupérée à une station service. Nous arrivons quand même à faire une quarantaine de miles. Arrivés à Warren, il commence à pleuvioter. Par chance, nous passons devant une auberge de jeunesse. Nous nous y arrêtons. La gérante nous accueille chaleureusement : « mais ils vont se tremper ces petits oiseaux ! » Il pleut tout le week-end et nous apprécions d’être à l’abri, bien au chaud, chouchoutés par cette Mère-grand qui nous prépare des repas simples et réconfortants.  


- Warren, Vermont -

Nous reprenons enfin la route. Sortant des chemins et autres sentiers battus, nous découvrons les fameux ponts couverts. C’est dans le Vermont qu’il y en aurait le plus. Datant pour la plupart du milieu du 19e siècle, ils sont en bois. Certains sont surnommés les « ponts des baisers » bien que leur première vocation est de protéger la passerelle des abondantes chutes de neige hivernales. Un panneau m’interpelle : Montpelier, capitale du Vermont. A une lettre près, elle eut pu être la ville de naissance de mon père… Comme beaucoup de ville que nous traversons, les rues sont larges, peu fréquentées. Elles ont toutes ce côté propret de leurs consœurs suisses. Nous passons devant le Capitole de cet État, un des moins peuplés des USA. 

Les forêts prennent de plus en plus des couleurs mordorées. Les érables sont omniprésents. Certains donnent aussi, comme au Québec, un sirop recherché. Tellement que, sur toutes les tables de petits déjeuners, aux États-Unis et au Canada, on trouve ce petit flacon plat en verre, très reconnaissable avec sa feuille d’étable. Mais le vrai sirop d’érable est cher et sa production limitée par des conditions climatiques particulière. En moins d’un mois, il faut, pour recueillir la sève de l’arbre, une succession de nuits de gel suivis de journées idéalement ensoleillées. La demande étant si forte, que l’omniprésent flacon ne contient en réalité qu’un sirop dont la couleur dorée imite celle, caractéristique, du sirop d’érable. Il est souvent de médiocre qualité, à base de maïs… Dans la Belle Province, on l’appelle « sirop de poteau ».


- Denise sur son vélo italien Massi, Vermont, 1973 -

Longue journée les fesses sur la selle avec quelques côtes au programme. L’objectif, c’est de rejoindre, 50 miles plus au Nord, le Lac Memphrémagog, à cheval entre les États-Unis et le Québec. Orienté nord/sud sur une trentaine de kilomètres, il est le lieu de nombreux récits d’indiens qu’on n’appelait pas encore des Amérindiens dans les livres d’aventure, qu’enfant, je lisais. Mais le Dernier des Mohicans a depuis longtemps disparu de ce territoire qui fut pendant des millénaires le sien. 

La pluie nous surprend. Nous avons juste le temps d’attacher un morceau de toile entre deux arbres pour abriter notre bivouac improvisé. L’orage nous laisse peu de chance d’échapper à une saucée mémorable. Le matin, tout est trempé. Nous décidons de descendre plus au Sud. Nous passons par la station « bon chic bon genre » de Stowe, aux pieds des pistes de ski qui sont, elles, à 1300 mètres d’altitude. Nous nous retrouvons à Waterburry, à 25 miles seulement de notre point de départ. Nous décidons vers midi de prendre une chambre dans un motel pour récupérer de cette tribulation pluvieuse et surtout pour sécher nos vêtements et nos sacs de couchage. 

Le lendemain matin, la météo vire au beau et nous revoilà repartis, gonflés à bloc, vers l’ouest cette fois. À l’approche de Burlington, notre attention est attirée par la publicité d’un restaurant végétarien : tout à volonté ! Et ce, pour une somme... raisonnable. Une aubaine pour des ventres creux qui brûlent au moins 3000 calories par jour. Et en effet, l’arrêt vaut le détour. Un grand choix de salades avec autant de différentes vinaigrettes : Thousand island, Caesar, French, Honey Mustard, et le fameux Blue Cheese à base de mayonnaise, crème sûre et fromage... bleu. Il y a aussi de grosses pommes de terre d’Idaho cuites au four et toute une gamme de cheddars locaux (jaunes, rouges, fumés au piment, doux...), de gouda à l’ail et même de gruyère du Vermont. Et pour finir, de sublimes « ice cream » faites maison, très riches en... crème. De nouveau en selle, plein d’énergie, nous engrangeons ensuite les miles avec facilité. Lorsque nous décidons de nous poser, la nuit tombe et nous avons fait pas loin de 60 miles, soit pas loin de 100 kilomètres ; un de nos plus longs parcours. Il faut dire que, depuis Burlington, ce fut un régal. Que du plat. Nous avons longé ensuite les rives du Lac Champlain, passant d’île en île. Beaucoup de portions étaient de plaisantes pistes cyclables. Nous nous endormons, épuisés, avec le bruit hypnotique du clapot. 


- North Hero, Lac Champlain -

Le lendemain matin, un panneau nous indique que nous étions sur l’île de North Hero. Il nous reste à pédaler jusqu’à la frontière avec le Québec, à une vingtaine de miles de là. Nous nous orientons vers la Baie Missisquoi et passons la douane sans encombre avant de chercher sur la carte routière le chemin le plus court pour nous rendre sur l’île de Montréal, deuxième plus grande ville francophone au monde, et rejoindre notre ami Michel et sa femme Isola qui résident dans la partie nord de la ville. Nous appréhendons un peu cette traversée en vélo car il nous faudra éviter les grands axes et chercher à nous faufiler dans des réseaux secondaires. Dès la frontière passée, nous constatons, comme lors notre voyage en moto de l’année dernière, que la circulation au Québec est plus aventureuse que du côté anglophone. Plus de charroi, de coups de klaxon, de dépassements hasardeux. On se croirait un peu en France ou en Italie… Comme des chevaux qui sentent l’écurie, nous accélérons la cadence. 


- photo © Adqproductions -

Il semble que nous faisons le bon choix en passant par Iberville mais la circulation des voitures devient de plus en plus dense. Passés Chambly, c’est encore pire. Nous arrivons devant le Pont Champlain, mais là, mauvaise nouvelle, les vélos sont interdits d’y circuler. Sur la carte, il y a bien un pont plus à l’Ouest : le pont Victoria, au niveau de Saint Lambert. Nous longeons le fleuve Saint Laurent pour arriver à lui. Il comporte deux voies de circulation, une de chaque côté du pont ferroviaire, situé au centre. Aucun contrôle. Nous nous y aventurons donc. Le revêtement est en traverses métalliques, suffisamment espacées pour qu’on voit le fleuve. Et cela produit en roulant, un bruit désagréable et des vibrations gênantes pour la conduite… « Oups, c’est passé, nous sommes rendus à bon port, celui de Montréal ! »

Nous avions déjà séjourné plusieurs semaines dans cette ville et nous nous repérons relativement facilement. Le centre est à deux minutes chrono. Nous prenons la rue très commerciale de Saint Denis sur presque toute sa longueur, pas loin de 7 miles, avant de reconnaître le chemin pour nous rendre rue Bressani dans les quartiers nord. Même si nos amis ne nous attendaient pas vraiment, ils sont toujours aussi chaleureux. Après cette longue équipée, une bonne douche et un repas chaud sont les bienvenus. Nous récupérons vite et en profitons pour visiter, à pieds, les parcs avoisinants : le parc Pie-XII, Coubertin, Champoré, Delorme, Félix Leclerc, Sauvé, celui de l’Île de la Visitation le long de la Rivière des Prairies, enfin le Jardin botanique, reconnu comme l’un des plus importants au monde, sans savoir qu’un de ses directeurs, Pierre Bourque, allait devenir, 40 ans plus tard, un ami proche. 

J’avais déjà entendu parlé de cet ashram installé dans les Laurentines, au nord de la capitale économique du Québec, à Val Maurin. Une petite heure en voiture. L’occasion de pratiquer notre hatha-yoga et de découvrir la vie dans ce genre de communauté. Une pratique intensive, des séances de méditation et de mantras par définition répétitifs, très tôt le matin et très tard le soir, au point de régulièrement nous assoupir… Deux repas strictement végétarien par jour. Du riz, du riz, encore du riz... Nous surprendrons des responsables de l’ashram dans l’épicerie du village, prenant un petit extra de protéine et de sucreries… Le fondateur, Vishnudevananda, apparaît quelques fois pour démontrer - pas toujours aisément d’ailleurs - un asana ou deux. La plupart des participants sont surtout là pour perfectionner leur technique mais la dimension spirituelle n’est pas absente, bien que je la trouve très discrète chez ces participants là. Le swami, venu au Québec au début des années 60 enseigner le yoga aux Occidentaux, a rapidement fait recette. Tant et si bien que son centre des Laurentines s’est agrandi, qu’un remonte pente y est installé. Le maître bénéficie d’un petit avion à son nom pour ses déplacements de proximité, d’une Rolls Royce rose… et d’une cour de jeunes adeptes prêtes à tout pour le satisfaire…  Désolé !


- Val Marin, Quebec, Visnudevanada camp - 

Michel se propose gentiment d’aller chercher les deux bagages qui nous avions expédié par la compagnie de bus Greyhound et qui nous attendent, en dépôt, au dernier arrêt avant la frontière, côté américain. Aujourd’hui, il est grand temps d’avouer un incident - il y a prescription j’espère - qui aurait pu bouleverser bien des vies et pas seulement la mienne. En déballant nos fripes, nous nous apercevons, effarés, que nous avions complètement oublié l’existence d’un petit sac de… marijuana. Si, à cette époque, son usage récréatif était déjà très répandu en Amérique du Nord, sa possession était strictement interdite et pouvait donné lieu à de sévères, voire disproportionnées condamnations et peines d’emprisonnement. Et là, notre imagination travaille. Il est facile de concevoir le pire. Que serait-il advenu à notre ami si les douanes avaient trouvé ces quelques grammes prohibés ? Aurait-il été détenu, perdu son travail, sa famille ? Aurions-nous été nous dénoncer pour essayer de le tirer d’affaire ? C’est en tout cas une illustration de l’effet domino, à rapprocher du plus à la mode « Effet Papillon » tentant à démontrer qu’un petit événement pouvait déclencher un cataclysme. Vous décidez ce matin, de prendre à droite plutôt qu’à gauche et toute votre vie va être bouleversée par un accident qui va avoir lieu.

Un cycle se termine, retour au bercail après sept ans de vadrouilles, d’improvisations, de déambulations, en Grèce, dans les Caraïbes françaises, au Mexique, aux USA, au Canada, aux Bahamas, en République Dominicaine, à Haïti… Des années sabbatiques qui ont développé mes facultés d’adaptation et m’ont fait prendre du recul dans bien des domaines, particulièrement concernant les rapports avec mes semblables. J’avais découvert le concept du congé sabbatique en Grèce, au début de mon périple, en 1970. J’avais en Crète et sur l’île de Rhodes, croisé pas mal d’étudiants venus d’Australie, d’Afrique du Sud, de Nouvelle-Zélande, du Canada et des État-Unis, qui, avant d’entrer sur le marché du travail, prenaient quelques mois, pour voyager et découvrir d’autres pays et cultures que la leur. Un choix avisé car, avec le recul, je me rend compte que ce n’est pas à l’âge de la retraite qu’on bivouaque n’importe où et qu’on prend le genre de risques que nous avons pris. Le corps et l’esprit ne sont plus aussi souples. On a d’évidence, davantage besoin de confort et de sécurité…

A propos d’âge et de cycle, j’aime bien l’idée partagée dans de nombreuses religions et philosophies que la vie se construit en différentes étapes. Le chiffre de sept années est souvent avancé. Il y aurait un âge pour chaque moment de la vie. Il y aurait ainsi le temps consacré aux études, à la vie professionnelle, à la construction d’une famille, le temps de la méditation aussi… Et, même s’il est possible de ne pas respecter cet ordre somme tout assez logique, il est déconseillé de le faire, car, il y a un prix à payer.

Souvent, à la fin d’un tel périple, il est d’usage de tirer le bilan. Le verre est-il à trois quart plein ou à trois quart vide ? Tentation d’évoquer des regrets. Bien sûr, je pourrais par exemple regretter de ne pas avoir braver le mauvais temps pour visiter Yellowstone. Me plaindre de la piètre qualité du peu de photos prises ; d’avoir perdu la trace par... négligence, de personnes rencontrées. Vaine démarche, a laquelle je ne me souscris pas. Le passé a servi à construire le présent de la même façon que le présent sert à construire le futur.

Mais je laisse volontiers, avec respect, le dernier mot à Kerouac, l’homme qui avait montré la route : « Au fond, qu'est-ce qui est arrivé après ? Voilà la seule raison d'être de la vie ou d'une histoire ! »