Ni fleurs ni couronnes

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Fernand Dartigues est décédé le 28 janvier de I'an 2000,à Cannes.Ce texte a été écrit par son fils, peu de temps après.

Lorsqu'un homme de 87 ans s'en va sans avoir trop souffert, sans avoir passé son temps chez les médecins, on dit qu'il a eu de la chance, et si on ne le dit pas on le pense : il faut bien mourir un jour . . .

- 1946 -

Mais les choses ne sont pas aussi simples. D'abord, lui avons-nous demandé ce qu'il en pensait ? Etait-il si pressé de partir ? De partir vers I'inconnu, sans espoir de retour, en laissant des êtres aimés ? Il ne croyait pas en Dieu mais qu'importe, le doute subsiste quand même, qu'on se l'avoue ou non. Et s'il y avait quelqu'un ou quelque chose, un après, une continuation ? N'avait-il pas encore des projets plein la tête, des textes à écrire, des livres à lire, des films à voir, des gens à rencontrer… Dire au revoir c'est facile, dire adieu c'est plus dur. C'est sans doute pour ça qu'on s'accroche à l'idée de "retrouvailles" célestes.

Lorsqu'un homme de 87 ans s'en va et que c'est un être proche, le regard est différent. A l'émotion toute subjective, s'ajoute le poids de sa propre souffrance, bien différente de celle, si souvent de circonstance, dictée par le simple respect ou de l'émotion que I'on peut éprouver envers un artiste qui a éveillé en nous des émois, ou de I'homme d'Etat qui a influencé notre destinée collective… C'est vrai, la souffrance ne se partage pas mais les sentiments oui, je veux le croire.

L'animal qui pleure aujourd'hui n'est pas un crocodile, c'est un fils, un petit-fils, une belle fille. Mais nul apitoiement il n'est besoin. Sur une planète à six milliards d'habitants, chaque seconde qui passe amène son lot de naissances et son chariot de cadavres. Et le lien qui unit les vivants aux morts est tissé de souvenirs communs, de sang et de déchirements successifs mêlés à quelques instants de joie arrachés au quotidien.

- 1996 -

L'homme est mort. Il laisse aux vivants la place. A eux de vivre à I'aune du souvenir et des leçons données. L'avenir - momentanément - leur appartient. L'aventure continue. De vie en vie l'humanité se réincarne. Et si c'était ça tout simplement qu'on appelle la ré-incarnation ? De là à penser qu'une âme se détache du corps et s'en aille vivre sa propre vie jusqu'à la fin des temps, il y a un abîme que je ne franchirai pas. Mais si cette croyance permet à certains de mieux accepter de vivre et de souffrir… tant mieux.

L'homme dont il est ici question signait certains de ses textes Effedé. D'autres l'appelaient Fernand et il appréciait cette familiarité, qu'elle vienne de la bouche de l'épicier ou de celle d'un prince. Qui ne désire pas être aimé et apprécié ? Cet homme là ne cracha pas dans la soupe même si elle ne fut jamais très épaisse. Capable de vivre dans l'extrême simplicité, dans le dénuement parfois, et, sans complexe ou fausse modestie, de partager à la table des riches leur ration de foie gras et de caviar. Le champagne était fort apprécié mais nulle bouteille ouverte ne traînait dans sa "tanière". Les paradis artificiels ne furent jamais des ingrédients nécessaires. Car si I'homme n'a guère connu la souffrance de la maladie, il eut sa part de I'autre souffrance, celle qui conduit aux portes de ce qu'on appelle maintenant la dépression et qui n'avait pas encore, avant hier, de nom. Jacqueline Michel avait, une des premières, écrit sur le sujet, en toute connaissance. C'était vers la fin des années soixante et le mot déprime entra dans le langage courant. Il a fait, depuis, son chemin, même si je parie que I'angoisse existentielle a toujours été inscrite dans nos gènes et que nos choix de société n'ont fait que la faire prospérer.



L'homme, donc, en a eu sa part. Une jeunesse miséreuse dans un quartier populaire de Marseille, une femme qui meurt trop vite et qu'on n'oublie jamais parce qu'elle vous avait redonné le goût de vivre. Elle était belle et n'avait pas trente ans. La porte de la folie s'entrouvre alors, comme à 20 ans la solution du suicide avait paru la bonne. La vie n'est pas un jardin de roses mais il y eut des moments de répits, I'euphorie des jours heureux, des réussites, du succès si relatif soit-il, les amitiés électives, le fils qui fait son chemin…

L'homme n'est plu, ses cendres éparpillées. Il n'a voulu ni acharnement thérapeutique, ni fleurs, ni couronnes, ni messes. Savoir qu'il n'a pas laissé de dettes mais, ici et là, quelques traces persistantes dans la mémoire de quelques amis, lui suffisait. Et que son fils puisse écrire, dire et penser :

Tu as été un homme, mon père !