L'hommobiliste

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L'homme à quatre roues menacé par la crise du pétrole et l'effet de serre.

Personne, certes, ne pouvait se douter, lorsque apparurent les premiers véhicules sans traction animale, que ces bizarres engins deviendraient un jour si nombreux, si rapides, si tyranniques, qu'ils consommeraient chaque jour des millions de litres l'essence et qu'ils bouleverseraient l'aspect de nos paysages, qu'ils envahiraient, qu'ils empesteraient nos villes et nos campagnes et que notre civilisation s'en trouverait à ce point influencé.

Je vois chaque jour des milliers de voitures circuler (ou plutôt s'entasser) dans les rues qu'elles encombrent, qu'elles empoissonnent, qu'elles emplissent de tumulte… Je m'interroge, je me demande comment nos en sommes arrivés là. Tout en respirant un air imprégné de gaz d'échappements, tout en m‘efforçant de traverser à mes risques et périls (car je ne respecte guère l'obligation de traverser pendant les quelques secondes seulement sur un passage étroit, entre le signal vert et le rouge) j'observe avec un étonnement renouvelé le comportement des automobilistes.

Depuis que j'ai pris des leçons de conduite, je sais ce que cela représente de manœuvres. Le nombre de voitures et la fréquence des signaux lumineux les obligent à répéter à chaque instant les mêmes gestes : freiner, mettre au point mort, passer les vitesses, signaler les changements de direction, accélérer, freiner de nouveau, etc… Sur quelques centaines d mètres, parfois, ces gens pressés, montés sur des engins faits pour rouler à grandes vitesses, progressent d'une façon lamentable. La plupart prennent un air d'indifférence ou de résignation, mais il est facile de deviner leur tension, leur irritation contenue. Bon gré mal gré, il leur a fallu devenir passif, accepter de s'arrêter chaque cent mètres, obéir strictement aux couleurs, respecter scrupuleusement les règlements édictés par le Code le plus exigeant qui soit : celui de la route. Aussi conditionnés que le chien de Pavlov, ils avancent au vert et s'arrêtent au rouge ; il n'est même plus besoin d'agent pour cela.

Ainsi, cet engin bizarre, ce monstre qu'une succession d'inventeurs devaient rendre si prolifique, le voici devenu omniprésent, omnipotent, au point que tout doit lui céder la place. Combien a-t-on EXPROPRIE de bonnes gens, combien a-t-on modifié de paysages, bouleversé de sites naturels pour tracer des routes ? Combien de sous-sols a-t-on creusés, d'arbres abattus, de maisons sacrifiées, combien de coins charmants a-t-on fait disparaître pour installer des PARKINGS, planter des parc-mètres, édifier des garages ?


Ô belles esplanades de jadis, où les citadins se promenaient si calmement, ô belles fontaines, vieilles places, lieux historiques, espaces de verdure, beautés préservées depuis des siècles !
L'automobile, si elle ne vous a pas fait disparaître encore, vous envahit, vous cerne, ronge vos pierres, réduit vos dimensions, rend malade votre végétation…sans que vous puissiez vous en défendre, d'année en année, jour après jour. Ainsi que des termites, elle vous a grignotés, affaiblis, vous n'êtes déjà plus que des survivants moribonds dont on poursuit forcément la perte !

Les humains sont ainsi faits qu'ils apprennent à se servi de toutes les mécaniques, inventées et confectionnées par quelques-uns uns d'entre eux. J'admire que, les engins les plus complexes une fois créés, les utilisateurs en soient si nombreux. On a vu en Afrique des indigènes à peine sortis de la brousse qui devenaient conducteurs de camions ; ce n'est donc pas un fait de civilisation ; il s'avère que n'importe quel être humain peut apprendre à manipuler des mécaniques dont il peut ignorer comment et de quoi elles sont faites.


L'automobile est sans doute l'invention la plus caractéristique pour permettre de mesurer les avantages et les inconvénients de ce que nous avons pris comme habitudes d'appeler: PROGRES. Comme le téléphone, comme toutes ces machines qui sont maintenant à notre disposition, elle crée un besoin jusqu'à devenir une nécessité. Or, quoi de plus impérieux, plus tyrannique, plus assujettissant que la nécessité ? A partir du moment où - compte tenu de notre façon moderne de vivre – la voiture répond réellement au nécessaire, elle nous soumet, elle nous oblige à nous servir d'elle, de penser à elle, elle prend dans notre vie une place prépondérante. On peut le remarquer à son propos, comme à celui de la télévision, par exemple : les civilisés semblent avoir oublié que pendant des siècles, des centaines de générations vécurent sans elles. Je me souviens d'un temps où l'on savait encore aller à pied, où l'on parcourait, de cette façon si naturelle, des distances qui paraîtraient effroyables à l'automobiliste, privé de sa voiture. Quelques centaines de mètres seulement sont pour lui, aujourd'hui, une véritable épreuve. Je vois chaque matin, les parents accompagner leur progéniture comme si elle était devenue incapable de se mouvoir par ses propres moyens. Impossible d'ailleurs, de jeter le blâme sur eux, non plus que sur les gentilles dames circulant à longueurs de journée pour faire leurs courses ou rendre des visites : il leur est devenu impossible de faire autrement. Priver les citadins de leur véhicule, ce serait les réduire brusquement à néant !

Jusqu'à quel point l'homme normal survivra-t-il avant de se transformer totalement en hommobiliste ? Qui peut le savoir, qui pourrait combattre efficacement cette mutation irréversible, on peut toujours e demander s'il n'arrive que ce qu'il doit arriver, si la complicité des inventeurs, des industriels et des utilisateurs devait conduire fatalement au phénomène que nous constatons aujourd'hui, mais ce sont là des questions assez vaines. Je me demande plutôt – plus simplement – si quelque chose n'interviendra pas dans notre façon de vivre, dans notre attitude mentale, qui soit de nature à détourner le cours du "progrès".

Quoiqu'il en soit, notre siècle aura vu naître une nouvelle espèce : celle de l'hommobiliste ! De l'homme qui ne se sert plus ni de ses jambes ni de ses pieds que pour appuyer sur des pédales, de l'homme assis, un volant entre les mains, l'œil fixé sur la route, transporté, automatisé, l'homme dont la moindre seconde d'inattention peut être fatale, pour lui comme pour les autres, celui qui consomme du pétrole beaucoup plus que du pain, celui qui once à toute allure quand il ne ronge pas son frein…l'hommobilste enfin !


Fernand Dartigues  - texte publié dans le magazine Paris Côte d'Azur, en 1976.

Commentaires :

Bien du pétrole a été consommé depuis que mon père a écrit ce texte.
Je n'en doute pas, la nécessité fera loi, une fois de plus et l'homme s'adaptera à la diminution des ressources naturelles de la planète. Je le lui souhaite, en tous les cas !


On peut, en attendant que ce jour vienne, noter un certain nombre d'incohérences. Dans nos villes les possibilités de stationner diminuent, le tarif des parkings augmente, les rues se rétrécissent, les centres se piétonnisent et seront réservés à ceux capables de payer un droit de passage, tandis que le prix du pétrole augmente… Mais pas de politique du transport publique. Au contraire, on parle de réduire les services de proximité à la SNCF. Pas de stationnement à l'entrée de nos grandes villes et de service de navettes. Pendant ce temps, on nous demande de changer de plus en plus souvent de voiture, d'en acheter de plus belles, avec tout le confort, surtout la climatisation qui augmente un peu plus la consommation. On nous parle des voitures électriques en oubliant de nous dire que si elles permettent de réduire la pollution dans les centres-ville, l'électricité est en France, à 75% d'origine nucléaire (en sachant que les problèmes de pollution et de risque d'accident n'ont pas été résolus). La prospérité de la France est liée à celle de son industrie automobile, ne l'oublions pas…

La prochaine étape sera, que ça fasse plaisir ou non, inéluctablement la "décroissance". A terme, il faudra sans aucun doute s'habituer à moins consommer (il nous restera à apprendre à mieux consommer), à moins voyager ( il nous restera à apprendre à mieux voyager)…L'industrie du tourisme devra considérablement évoluer. La pratique des sports tels le ski de piste, le ski nautique, le jet ski, le nautisme…subira de grands bouleversements. Ce n'est pas du tout le type de développement qu'on nous avait promis. Mais les promesses, nous a appris Charles Pasqua, n'engagent que ceux qui les écoutent.

- lire la réaction publiée sur le blog Haut et fort du 14 septembre 2005 -